Pourquoi mon travail ne vaut (plus) ce qu’il valait ?
- David Gateau
- 31 mars
- 5 min de lecture

« Mon travail n’est pas perçue à sa juste valeur ! ». Vous aussi, vous avez parfois, ce sentiment de gros efforts peu récompensés (peu « compensés »).
Pour mieux comprendre ce décalage persistant entre ce que vaut le travail (effort) … et ce qu’il rapporte, il faut explorer comment la notion de la valeur-travail a évolué dans les schémas de pensée.
Si l’on imagine que les groupes humains fonctionnaient sur le troc et l’échange, « nos économies » n’ont eu de cesse d’évoluer afin de réguler ces échanges. C’est de cette évolution dont il est question à suivre dans laquelle la Valeur du travail s’est peu à peu transformée.
Antiquité : travail nécessaire, mais sans prix ni valeur
Dans l’Antiquité grecque, le travail manuel est méprisé : dévolu aux esclaves, jugé indigne du citoyen libre. Aristote, dans L’Éthique à Nicomaque, ne parle pas directement du travail, mais amorce une réflexion essentielle sur la valeur des biens distinguant :
La valeur d’usage (chrèsis) : l’utilité d’un objet (ex. : une chaussure sert à marcher).
Et la valeur d’échange (allagè) : ce que l’objet permet d’obtenir par échange (ex. : une chaussure peut être échangée contre de la nourriture).
"Chaque chose a deux usages : l’un propre à l’objet, l’autre qui n’est pas propre à lui, mais qui vient de l’échange."
Cette distinction, fondamentale ouvre la voie à la question de la valeur d’échange des biens et à leur commensurabilité, c’est-à-dire à la possibilité d'établir une comparaison par le biais d’une mesure commune. Pour lui, la monnaie joue ce rôle, sans nous dire comme effectuer la conversion, ni y intégrer un quelconque rapport avec la quantité de travail nécessaire pour produire l’objet (cohérent avec le mépris de travail dans l’antiquité rappelé en début !)
Son questionnement préfigure néanmoins les débats futurs sur ce sujet.
Moyen Âge : travail pieux mais non marchand
Avec le christianisme, le travail devient une obligation morale : une peine héritée du péché originel, mais aussi un chemin de salut. Le travail manuel est valorisé, notamment au travers des moines bénédictins (« ora et labora » : prie et travaille). Mais l’économie reste pré-marchande : Le travail est valorisé moralement, mais pas encore économiquement : il est fait par devoir, et non pour le profit.
1er Révolution industrielle : travail comme mesure, marchandisé
À partir du XVIIIe siècle, la révolution industrielle transforme radicalement la donne. Pour Adam Smith (1776), qui observe les premières transformations à l’œuvre, le travail devrait être la mesure de la valeur d’échange dans ce nouvel arrangement économique permettant à chacun de profiter du fameux « ruissellement ». David Ricardo (1817) et d’autres qui suivirent mettront quelques bémols à cette équivalence direct (travail/valeur). Ils posent que la valeur d’un bien est déterminée par la quantité de travail nécessaire à sa production certes, mais en tenant compte du travail passé (capital) et du travail présent.
Autre tournant majeur : avec les travaux de Coriolis (1817), le travail est également transposé physiquement et mathématiquement en équation d’énergie (https://www.design-organisationnel.com/post/comprendre-les-imaginaires-du-travail-de-la-physique-du-travail). Le « travail », converti en Energie, devient ainsi mesurable, et donc comparable : entre machines, mais aussi entre humains et machines. La voie vers la recherche de productivité est ouverte.
Pendant ce siècle de première révolution industrielle, le travail devient peu à peu une marchandise : il s’achète, se vend sur un « marché » qui le réclame. Théoriquement, ce salaire se veut le reflet du temps ou de l’effort fourni, Il devient source de la valeur en équivalent travail.
En théorie donc, puisque c’est là que Karl Marx lève la main, sans vraiment être entendu de son vivant, et émet quelques doutes, c’est peu dire : pour lui, si le travail est bien la source de toute valeur dans une économie capitaliste, le salaire versé au travailleur ne couvre que sa force de reproduction (ses besoins vitaux), tandis que l’entreprise capte la plus-value : la différence entre ce que le travailleur produit et ce qu’il est payé ; Le prix du travail (le salaire) est donc inférieur à sa valeur réelle, ce qui va constituer un des moteurs de sa thèse de l’exploitation capitaliste.
Les premières déconnexions entre prix du travail et valeur se font jour.
2ème Révolution industrielle : « l’utilité » remplace le travail
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les économistes marginalistes (Jevons, Menger, Walras) proposent une nouvelle manière de fonder la valeur d’un bien, en réponse notamment au célèbre paradoxe de l’eau et du diamant formulé par Adam Smith (cf références – Pourquoi un diamant vaut plus chèr que de l’eau, pourtant indispensable à l’homme ? ) : la valeur économique ne vient pas du travail incorporé pour le posséder, mais de l'utilité marginale du bien - la valeur d'un bien dépend de « l'utilité » de sa dernière unité utilisée. L’utilité d’un bien n’intervient qu’à la marge. (Si vous avez soif, vous pourriez très cher le premier verre d’eau, mais les suivants perdront en valeur car vous les percevrez moins utiles puisque vous avez étanché votre soif )
Ce changement fondamental marque l'abandon presque complet de ce qui était auparavant une « théorie objective » de la valeur, fondée sur le travail en faveur d'une « théorie subjective » fondé sur l’utilité marginale (les préférences individuelles et les conditions du marché).
Peu à peu, le travail ne servira plus de base de calcul de la valeur d’un bien ou d’un service. La valeur d’un bien sera calculée désormais sur une dynamique de l’offre et de la demande, décorrélée de l’effort requis. Le travail, mécanisable, puis automatisable et finalement substituable devient un simple facteur de production inséré dans une logique de recherche de productivité pour faire baisser le coût de la dernière unité utilisée.
D’autres mécanismes, économiques et sociales ensuite se mettront en place pour assurer une certaine cohérence et un rattrapage dans tout ça :
· Pour faire grandir le marché, il faut que les gens puissent être suffisamment payés pour acquérir ces biens : c’est le Fordisme qui prône des ouvriers bien payés pour qu’ils puissent acquérir les Ford T qu’ils produisent.
· Ce sont aussi des mécanismes « sociétaux » de redistribution de la valeur (avantages, congés, …), aujourd’hui traduits dans les « Compensation and benefits » qui ont progressivement remis une certaine recherche d’équité entre travail et valeur.
· …
Conclusion
Depuis l’Antiquité, le travail a changé de statut : d’activité méprisée, il est devenu marchandise, puis facteur de production… avant d’être relativisé dans la pensée économique dominante.
S’il vous semble que votre travail n’est pas perçu à sa juste valeur, c’est qu’il n’est plus jugé « objectivement » mais « subjectivement » dans une logique d’« utilité marginale » de vos compétences actuelles. Le travail, devenu valeur marchande, constitue un marché (dans et hors les organisations) au même titre que les biens et services dans une valorisation d’utilité marginale :
Plus une activité humaine est automatisable ou remplaçable, moins elle est perçue comme « utile » donc moins elle est valorisée. Pour rester « utile », pour maintenir cette valeur perçue dans un monde en accélération constante, le marché fixe alors l’impératif d’une progression et d’une montée en compétences continue pour les individus, avec une injonction de nous concentrer sur les tâches à forte valeur ajoutée.
Je vous laisse tirer les fils de ces évolutions vers les tensions provoquées dans nos organisations.
Pour aller plus loin :
Le paradoxe de l’eau et du diamant :https://fr.wikipedia.org/wiki/Paradoxe_de_l%27eau_et_du_diamant
L’utilité marginale
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