Peut-on penser l'organisation comme un organisme vivant ?
- David Gateau
- 3 juin 2024
- 6 min de lecture
« Cet homme est un véritable lion » . Une métaphore n’est pas qu’une simple figure de style pour embellir un discours. L’emploi d’une métaphore induit une 'façon de voir' et une 'façon de penser' qui construit un schéma de représentation du monde dans lequel nous vivons. Si la métaphore modèle notre compréhension et notre imaginaire, elle reste fragmentaire, ne mettant en relief qu’UNE partie de ce que nous tentons de décrire : Si cet homme est brave, fort, « royal » dans cette image du félin, il n’a ni pelage, ni crinières, ni crocs ! Nous n’en représentons qu’un fragment, et par nature les systémiciens le savent bien, la métaphore devient paradoxale en créant des distorsions dans notre imaginaire.
Gareth Morgan, dans son bestseller « Images of organisation » [Les presses de l’université Laval – 1997] dont je reprends ici l’essentiel de sa réflexion (j’ai retiré les guillemets des citations de l’ensemble de l’article, il y en avait trop !) nous offre une revisite complète de la théorie des organisations en explorant les origines de divers concepts : l’organisation comme machine, comme un cerveau, comme une prison psychique, comme système politique ou pour notre article comme un organisme vivant.

Explorons ce que cette métaphore peut apporter et induire aussi comme distorsion dans l’approche des organisations :
Ce qu’apporte de penser l’organisation comme organisme vivant
1. La compréhension des relations entre l’organisation et son environnement : En échange avec son milieu naturel, l’organisation, considérée dès lors comme un système ouvert se doit d’être en interaction constante avec son environnement (vs la version mécaniste taylorienne dont la performance est centrée uniquement sur ses « paramètres / variables » internes) - c'est le grand apport de l'école de la contingence.
2. L’attention systématique aux besoins auxquels il faut répondre pour assurer la survie de l’organisation : La survie devient le moteur principal de l’organisation alors que la version taylorienne s’attachait uniquement à la réalisation de buts opérationnels particuliers (« la survie est un processus tandis que les buts sont des cibles à atteindre »). L’insistance de des préoccupations sur les besoins des parties prenantes (individus mais pas que) invite à considérer l’organisation comme des processus en interaction, dont l’équilibre interne et externe doit être maintenu au risque de perturber l’entièreté du système et des sous-systèmes.
3. L'analogie de la disparité des « espèces » et par voie de conséquences des organisations favorisent leur capacité à choisir la meilleure façon (et non la bonne et unique façon) de s’organiser pour s’adapter à leur contexte toujours singulier. On sort d'une organisation scientifique du travail et d'une vue unique de l'organisation !
4. Cette vision organique de l’organisation favorise incontestablement l’innovation dans sa capacité à comprendre et être en évolution constante avec son milieu environnant.
5. Les notions d'« écologie » ou d’« écosystème » dans lequel baignent ces organisations incitent sur la prépondérance à accordée dans les relations entre organisations pour composer avec leur milieu et donc d’une certaine manière à repenser le type et les bases relationnelles avec l’ensemble des parties prenantes (internes ou externes) dans une logique de collaboration ou coopération.
Les limites de penser l’organisation comme organisme vivant
1. Si les organismes vivent dans un monde naturel dont les propriétés physiques ou chimiques déterminent leur vie et leur bien-être, nos organisations sont avant tout des objets socialement construits, produits de nos idées, de nos normes et de nos croyances. Ces construits sociaux ont une immatérialité beaucoup moins résistante que la structure matérielle d’un organisme. La continuité de la vie des organisations dépend quasi exclusivement de l’action créatrice des individus, et non d’un inné à maintenir et alimenter en continu.
2. Si comme le suggère les théoriciens de la contingence, l’organisation doit s’adapter à son milieu, on oublie trop souvent le pouvoir et la responsabilité qu’ont les organisations (de façon collective plus assurément) d’altérer et influer sur leur milieu pour en changer les paramètres (consolidation, fusion, entente, …) ; tout comme les acteurs d’un département dans l’organisation, d’ailleurs ! Ce n'est plus une homéostasie dont chacun connait et respecte les règles, mais des changements bidirectionnels, sans cesse en évolution, bien loin d'une évolution lente des milieux naturels de leurs habitants.
3. L’organisation n’est pas un système « unifié », c’est-à-dire une « entité fonctionnelle » à part entière où les différentes parties qui composent l’organisme (Têtes, bras, jambes, cœur, poumons, sang, cellules,… dans le cas d’un humain par exemple) agissent de concert pour préserver l’homéostasie de l’ensemble. Dans le cas d’un organisme, si l’une des parties sabotent l’ensemble, ce sera "exceptionnel" et potentiellement pathologique uniquement. Le fonctionnement harmonieux d’un organisme dans son milieu que les naturistes nous décrivent et dont nous nous émerveillons chaque fois reste, dans les interactions entre organisations ou entre personnes, d’un romantisme « niaiseux » (expression québécoise) qui oublient la capacité d’imagination inégalée des humains à rentrer en conflit avec son prochain (même si certaines organisations sont très unifiées par ailleurs). Si vous êtes à court d'idées, "Faites vous-même votre malheur" de Paul Watzlawick vous fournit un guide complet :O).
Les distorsions de penser l’organisation comme organisme vivant
Cette vision de l’organisation comme un organisme vivant n’a pas seulement des limites mais induit à des considérations/croyances qui marquent particulièrement la façon dont certains peuvent aujourd’hui se représenter les organisations :
En premier lieu cela amène à faire coïncider le bien-être de l’organisation avec un "état d’unité" où tout le monde travaille de concert en considérant les activités politiques ou égocentriques comme des anomalies ou des dysfonctions que l’on ne devrait pas retrouver dans une organisation saine. L’école sociologiques des Crozier/Friedberg puis Dupuy ont appuyé assez fort sur le fait de considérer l’individu comme un acteur intelligent et stratège dont les buts et finalité peuvent être en compétition avec les buts et finalités de l’organisation à laquelle il appartient ! Ne pas le considérer, c'est répéter inlassablement que la performance d'une équipe, c'est l'esprit d'équipe, …etc. et attendre patiemment un résultat différent !
Le risque le plus grand, et je pense que malheureusement ce n’est plus un risque mais une réalité, c’est la transformation de cette pensée en idéologie dominante, c’est-à-dire la transformation en lignes de conduite dogmatiques pour modeler nos pratiques. Si Taylor considérait l’organisation comme une machine et qu’il fallait traiter les employés comme tel, se représenter l’organisation comme un organisme revient à considérer qu’il faille satisfaire les besoins des individus par l’entremise de l’entreprise, l'illusion que l’on peut vivre une vie riche et satisfaisante au travers des organisations. Ce type de pensée a engendrée une « société à organisations » peuplée « d’hommes de l’organisation » et de « femmes de l’organisation ». Les gens deviennent des ressources qu’il faut développer, plutôt que des êtres humains dotés d’une valeur intrinsèque que l’on encourage à choisir leur propre avenir et à le construire. C’est en conséquence, les imputer de leur responsabilité et en suivant de leur liberté en pouvant les juger dysfonctionnels : "si t'es 'rouge', faut mettre du 'bleu' et 'vert' dans ton profil. Si t'es trop 'bleu', mets un peu de 'jaune' et de 'rouge'". La quasi injonction n'est pas mauvaise en soi et l'intention louable, mais conduit à une vue quelque peu "fantasmée" de l'organisation. Et c'est l'organisation qui doit "produire" du sens, de l'engagement, de l'expérience,... plutôt que les individus. Ce qui engendre pour elle plus de paradoxes à gérer qu'elle n'en a déjà ! (cf. Bernard Coulaty 🏭🌏🎓 dans son article les 7 péchés capitaux de l'organisation https://www.linkedin.com/feed/update/urn:li:activity:7202182047920963584/)
Un autre conséquence, et Ibrahima Fall, PhD le pointe assez justement dans son livre ("L'entreprise contre la connaissance du travail réel" - L'Harmattan) est la propension dès lors d'accès tout ce développement des personnes vers des recettes, méthodes qui font perdre au final le fil d'une réflexion nécessaire sur le(s) paradigme(s) de l'organisation.
En conclusion :
Toutes les théories sont intéressantes, exploitables et apportent quelque chose (plus ou moins, non par leur contenu mais par nos croyances !). Certaines sont séduisantes jusqu'à se transformer en doctrine, dictat d’une ligne de conduite nous privant de notre responsabilité première de faire des choix et conséquemment de notre liberté, en tant qu’individu. De Taylor à Laloux, le développement organisationnel (DO)n’a cessé d’évoluer et de construire des ressources, des « fécondités » dirait François Jullien que nous serions idiots de ne pas utiliser tout autant que de les ériger doxa universelle. L'équilibre est toujours difficile à trouver mais il en constitue toute la richesse d'une pensée critique. Cela ne veut pas dire non plus, rester sans conviction pour nous autres praticiens des organisations. Mais cela sera l'objet d'un autre billet :O).
P.S : et donc les entreprises libérées, t'en penses quoi ? me demanderez vous.
C'est une "distorsion" extrême d'une représentation de l'organisation qui par les points de rupture qu'elle met en évidence (fécondités ! ) - Gouvernance, partage de la richesse, prise de décision, autonomie,... )- doit nous amener à réfléchir sur leur essence même et leurs capacités de transformation.
Une organisation est toujours singulière dans son contexte particulier : si vous croyez que ce type d'organisation est faite pour vous, allez-y avec conviction mais sans "dogmatisme" et suivez ce conseil génial de cet "auto-déclaré" gourou des affaires quand ils n'a plus d'argument: "Faites le et Prouvez moi que j'ai tort".
Comments