De la culture du Feedback à la culture du Dialogue en Entreprise
- David Gateau
- 23 mai 2024
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 24 mai 2024
La culture du feedback a été érigée en alpha et oméga des organisations apprenantes, mais pour peu de transformations réelles dans les organisations.
De fait, comme le dit François Jullien, notre propension occidentale à déclencher un réflexe pavlovien de penser « moyens » à « résultats » plutôt que de « conditions » à « conséquences » nous entraine à « enjamber » (cf. Ibrahima Fall, PhD ) assez facilement une réflexion qui n’est pas triviale et ne peut se résumer à une méthode (DESC, OSBD pour les connaisseurs) pour délivrer un feedback. Toutes ces techniques qui font partie de la boite à outils du manager sont essentielles, certes, mais font perdre l’origine même du « feedback ».
Ce "feedback" d’où vient il ? Ou plutôt, la rétroaction, pour lui redonner son sens premier en français dans le texte !
C’est Norbert Wiener, mathématicien au MIT, qui dans les années 1940 fit émerger une discipline nouvelle, la cybernétique (du Grec kubernetes qui signifie pilote) qui s’intéressa à caractériser le processus d’échange d’informations pour engager machines et organismes dans une activité autorégulatrice permettant de maintenir un état stable. Wiener, au cours de la deuxième guerre mondial, travaillait à produire et améliorer des dispositifs pour régler les tirs d’artillerie. Tirer sur une cible mouvante, un avion par exemple induit des calculs de précisions assez complexes mais aussi la prise en compte de variables de l’environnement tels que le vent, la pluie ou l’habilité du pilote à faire des tactiques de diversion.
Les premiers résultats de la cybernétique furent, que pour un système, l’aptitude à l’autorégulation dépend d’échanges d’informations mettant en jeu une « rétroaction négative » : c’est totalement intuitif mais si votre projectile dévie à gauche, il faudra lui donner l’ordre d’aller à droite pour corriger sa trajectoire. Et c’est cette succession d’ordre qui maintiendra votre projectile dans la bonne trajectoire. C’est le but de la "rétroaction négative" que de détecter et corriger des erreurs afin de maintenir une direction ou un état donné à l’avance. La "rétroaction négative" ou le feedback est donc à la base un processus d’élimination d’erreurs.
La cybernétique amènera donc à une première théorie de la communication et de l’apprentissage sur 4 principes clés :
Les systèmes doivent avoir la capacité de suivre, capter et exploiter les aspects du milieu environnant
Ils doivent pouvoir rattacher l’information récoltés aux normes de fonctionnement qui guident leur finalité
Ils doivent pouvoir détecter les déviations significatives à ces normes
Ils doivent amorcer des mesures correctives nécessaires quand se produit des écarts
Ce n’est qu’avec ces 4 conditions remplies, qu’un mécanisme d’échange d’informations continu peut se créer entre le système et son milieu pour suivre les changements et prendre les mesures appropriées.
Oui mais …
Les capacités d’apprentissage sont limitées car le système peut seulement conserver la direction déterminée par les normes de fonctionnement qui le guident. Si les normes ne sont plus adéquates pour s’adapter aux changements, le système ne peut plus composer avec les modifications intervenues. Les cybernéticiens modernes ont donc apporté cette distinction fondamentale entre « apprendre » et « apprendre à apprendre ». Cette nouvelle notion vise dès lors à développer cette capacité du système à s’organiser lui-même en remettant en question les normes/règles qui le régissent. Cette nouvelle dimension de l’apprentissage est souvent identifiée comme la différence entre l’apprentissage en « boucle simple » et l’apprentissage en « boucle double »
L’apprentissage en boucle simple
C’est celui qui est décrit plus haut (basé sur les éliminations des erreurs) que l’on connait que trop bien, mis en place de façon commune dans l’enseignement traditionnel ou les entreprises par exemple :
Dans l’enseignement traditionnel, on donne un devoir à faire (1), on corrige (2) et on donne des devoirs supplémentaires à l’étudiant par exemple (3).
Dans les organisations, les reportings, les processus budgétaires et de contrôle de gestion sont des processus qui permettent de s’assurer que les activités restent dans les limites fixées.

3 étapes de simple boucle
Perception, exploration et surveillance de l’environnement
Comparaison informations obtenues vs normes de fonctionnement
Prise de mesures correctrices
L'apprentissage en double boucle

La double boucle suppose de faire un pas de côté à l’étape 2 pour permettre une remise en question ou un questionnement sur le bien-fondé des normes de fonctionnement plutôt que de laisser s’installer des routines de défenses et de justifications pour se protéger.
Cela étant posé, quelles en sont les conséquences pour cette « pratique du feedback » ou de la rétroaction :
Entre 2 individus
En boucle simple :
Cela suppose d’admettre qu’un « feedback » est une rétroaction négative et que tous les efforts de communication entrepris, même par les plus grands spécialistes internationaux, n’y feront rien : vous allez vous heurter, à ce que la communication cybernétique à mis en évidence. Dans toute communication, nous ne pouvons pas, selon G. Bateson, distinguer un niveau de communication sur l’objet d’un niveau de communication portant sur la relation entre les personnes. L’histoire de la soupe de Watzlawick ["Faites vous-mêmes votre malheur"] l’illustre bien : Supposons que votre conjoint(e) vous demande : « cette soupe, préparée selon une nouvelle recette, est-elle à ton goût ? ». Si oui, lâchez vous, répondez OUI, votre conjoint (e) appréciera. Si la réponse est non, se dressera devant vous une difficulté : dire la vérité sans faire de peine à votre conjoint (e ) car au niveau de l’objet, votre réponse est non – mais au niveau de la relation, votre réponse est oui. Par une pirouette du style « oui, le goût est intéressant », vous trouverez peut-être une échappatoire… quoique. Les spécialistes en communication pourront vous suggérer « je n’aime pas cette soupe, mais je tiens sincèrement à te féliciter de t’être donné du mal à la préparer pour moi ». Comme le relève Watzlawick « je ne doute pas que, dans les livres de ces spécialistes – et là seulement- l’époux(se) se jette alors au cou du conjoint(e) ». Le feedback restera une « rétroaction négative », perçue comme tel, d’un rappel aux normes (règles) en vigueur. Une des difficultés à faire des feedbacks résident bien là, c’est-à-dire dans la peur d’abimer/détériorer la relation entre les 2 personnes.
En boucle double
Il s’agira là de faire un pas de côté pour envisager les 2 visions qui peuvent se faire face c’est-à-dire en fait, les normes (règles et contexte) qui forgent les représentations des interlocuteurs : celle du manager, comme garant des règles de fonctionnement (décidé collectivement ou non, imposé au-dessus ou non) et celle du collaborateur, dans le contexte particulier d’exercice de son activité. Et c’est dans cette double boucle, de questionnements des règles et normes dans un contexte donné, que collaborateurs et managers peuvent trouver concrètement un espace « capacitant »(cf. Ibrahima Fall, PhD), c’est-à-dire une nouvelle dimension d’apprentissage ("apprendre à apprendre") et de changement pour les 2.
Au niveau de l’organisation
En boucle simple
Les activités de reporting, KPI et autres joyeusetés sont clairement là pour éviter les dérives et permettre un pilotage et une remontée d’informations des différentes activités. Mais tout comme la communication entre 2 personnes, cette analyse et cette rétroaction entre ceux qui comptabilisent et ceux qui font, entrainent souvent une confusion des niveaux de communication entre les 2 : le niveau informationnel et le niveau de la relation, d’où un enchainement de mésententes et de conflits. Les fonctions support (RH, achats, finance, …), à qui échoient au fond (et en partie seulement), la maitrise des coûts (ressources, matières, financements, …) récoltent cette réputation de « contrôleurs », sans connaitre les contingences du terrain leur dit-on.
En boucle double
La tendance de fond que nous voyons est justement ce que toutes les fonctions appellent de leurs vœux, c’est à dire la montée en puissance de leur caractère stratégique et innovant, c’est-à-dire au fond, une plus grande capacité à comprendre les changements de contexte tout autant que leurs capacités à changer les normes par lesquelles elles fonctionnent. C’est par cette double progressions que l’entreprise dans son ensemble peut devenir « apprenante ».
Perspectives en 2 points :
La culture du feedback est un raccourci pour nommer la capacité de dialogue entre les personnes dans une organisation c’est-à-dire une capacité à mieux percevoir et comprendre les contextes particuliers de chacun.
Le design organisationnel est cette occasion unique et parfois assez peu exploitée de faire le pas de côté, pour « apprendre à apprendre » et remettre en questionnement les normes et règles qui régissent le fonctionnement de l’organisation.
PS : La rétroaction positive existe aussi, abusez sans modération !
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