S’il vous reste quelques notions de physique, vous vous souviendrez aisément de ce qu’on appelle le « travail d’une force » en physique :

W=F x d
Où W représente le travail, F la force appliquée (en Newton) et d la distance (en mètre) sur laquelle la force agit. Le « travail de la force », sera alors exprimé en Newton par mètre, c’est-à-dire en Joule. C’est donc une énergie !
C’est dans son livre Du calcul de l'effet des machines (1829) que Gaspard-Gustave Coriolis (1792-1843) met en place ce concept de « Travail des forces » que nous connaissons aujourd’hui. Mais si l’histoire a retenu Coriolis comme son inventeur (encore mieux connu pour la Force de Coriolis), son aboutissement est le processus d’une longue maturation débutée par la mécanisation du travail (Machine à vapeur de James Watt 1769), i.e. la substitution progressive du travail des hommes par les machines. Et ce sont des origines de cette réflexion dont j’ai envie de vous parler, car la création de ce concept est venue infléchir considérablement nos représentations du travail par des dimensions supplémentaires, profondément intriquées dans les logiques économiques actuelles :
L’origine : Mesurer le travail – la « monnaie mécanique »
Ce fil de réflexion commence 10 ans plus tôt avec un groupe de polytechniciens dont un certain Navier qui, par des préoccupations économiques, chercha des paramètres permettant de calculer le travail d’une machine dans la réalisation d’un ouvrage pour comparer les différents moyens de production entre eux : « Supposons en effet une personne qui possède un moulin à blé, et qui désirerait, au moyen de quelques changements dans son mécanisme, en faire un moulin à scier. Elle ne pourrait juger de l’avantage ou du désavantage de cette opération, qu’autant qu’elle saurait évaluer, d’après la quantité de farine produite par son moulin, la quantité de bois qu’il serait dans le cas de débiter. Or cette évaluation est une chose absolument impossible, à moins qu’on n’ait trouvé une mesure commune pour ces deux travaux de natures si différentes. Cet exemple suffit pour montrer la nécessité d’établir une sorte de monnaie mécanique, (…) avec laquelle on puisse estimer les quantités de travail employées pour effectuer toute espèce de fabrication ». Il s’agit donc, pour Navier d’évaluer la production, l’ouvrage réalisé, l’effet de la machine par une mesure ne passant pas par les prix de marché.
Cette « monnaie mécanique » existe-t-elle ? Navier répond par l’affirmative en remarquant que l’exécution d’un ouvrage quelconque par une machine se réduit in fine à une force déplaçant son point d’application. Faisant appel à une analogie avec une poulie, Navier remarque que tout travail exécuté par une machine peut se réduire à l’élévation d’un poids à une certaine hauteur « non seulement dans la pensée et par une abstraction de l’esprit, mais aussi dans la réalité ». Cet effet, ce travail, peut aisément se réduire en nombre en multipliant le poids soulevé par la hauteur, et sera nommé par Navier « quantité d’action ».
Par exemple, de nos jours, une requête ChatGpt requiert (selon des données trouvées sur Internet), 2,8 Wh soit 10440 joule - ce qui équivaut à monter un seau d'eau de 1 kg de 1065 mètres (soit monter 3,5 fois la tour Eiffel avec ce seau ) !
Coriolis paracheva le travail de ces prédécesseurs 10 ans plus tard en transformant la dénomination « quantité d’action » en « Travail », justifiant celle-ci pour la raccrocher au travail humain, car finalement c’est de cela dont il s’agissait (et non du travail des machines).
Ceci permet aujourd’hui, à Jean-Marc Jancovici de nous rappeler, que, à l’échelle d’une nation comme la France, nos consommations énergétiques, représentent peu ou prou l’équivalent de 600 personnes que chacun de nous aurions à disposition quotidiennement pour réaliser l’ensemble de nos activités [Le monde Sans Fin – Jancovici / Blain -Dargaud].
L'Impact de la notion Physique de Travail sur notre Conception du Travail
Bien plus qu’une simple formule mathématique ou physique, il s’agit là d’un saut conceptuel dont les origines et les conséquences influent beaucoup sur notre relation au travail aujourd’hui : ·
Mesurer pour optimiser : Les origines sont marquées par une recherche de « mesurer le travail / quantité d'action ». Quand on mesure, on peut apprécier, comparer et donc choisir le plus efficace, le plus efficient, le plus productif ou le plus rentable ·
Travail dynamique : Le « travail » de Coriolis est conçu dans une pensée du mouvement, i.e. une pensée dynamique et non statique « où l’effet sera perçu comme ou contre une résistance vaincue ». Le travail sera avant tout du mouvement, contre des résistances - frottements en physique devenus « frictions » dans le jargon de l’expérience client ·
Travail et énergie : Le « travail » s’apparie dès lors à une grandeur, l’énergie pouvant se décorréler d’autres considérations de savoir-faire mis en œuvre, de son utilité sociale ou plus récemment de la bonne utilisation des ressources (sujet encore plus vaste).
Effort et consommation : Le travail glisse alors de « l’idée que l’on dépense quelque chose ou que l’on se dépense, d’un effort donc… à la notion de « consommation nécessaire à la production d’un effet »
Scientificité du travail : La scientificité du « travail » peut commencer ce qui mènera un siècle plus à l’OST, l’organisation scientifique du travail par Frederick Taylor.
Ce(s) nouveau(x) champ(s) sémantique(s) du « travail », qui coïncide avec la première révolution industrielle, c’est-à-dire avec la mécanisation de masse du travail, et par voie de conséquence au transfert de l’effort physique à des machines mues par des énergies n’aura de cesse d’aiguiller le progrès ou les innovations, vers une recherche accélérée de la diminution de l’un par l’autre, dans une vue productive, nous esquivant d’autres réalités tout aussi importante du « Travail ».
Références :
Yanick Fonteneau [Les antécédents du concept de travail mécanique chez Amontons, Parent, et Daniel Bernoulli : de la qualité à la quantité – Dix-huitième siècle 2009/1 (N°41) pages 339-368
François Vatrin [Le travail, économie et physique – PUF]
Konstatinos Chatzis [Econmies, machines et mécanique rationnelle : la naissance du concept de travail mécanique chez les ingénieurs -savants français entre 1819 et 1829 – Annales des ponts et chaussées nouvelle série N°82 Paris 1997]
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